Haythem Zakaria, de la spiritualité dans l’art [1]
Dans le panorama artistique tunisien, différents courants sont présents soulignant la diversité de la création plastique. Chaque artiste aime explorer un matériau ou plusieurs qu’il associe à une problématique mettant en place un processus de création. Cela peut être aussi le questionnement qui amène l’artiste à choisir tel ou tel médium. Ce travail intellectuel que l’on perçoit dans les oeuvres est vraiment intéressant lorsque l’on ressent dans le travail que le sujet est juste effleuré et qu’avec la recherche et l’interrogation les choses vont progresser.
Lors de la visite de l’exposition de Haythem Zakaria à « La Boite »[2], les trois œuvres exposées montrent, comme l’écrit si bien Arafat Sadallah[3] dans le texte accompagnant l’exposition, « les différentes stations ou haltes d’un chemin de pensée en dialogue et expérimentation artistique ». En effet l’artiste a eu un cheminement peu commun.
Né en 1983 à Tunis, il a suivi des études à l’école d’art et de décoration, section cinéma. Fin 2008, il effectue un stage dans l’Association Les pixels transversaux, à La Générale en Manufacture (Sèvres, Île-de-France), dirigée par l’artiste vidéaste Yro Yto. C’est une opportunité pour échanger avec des artistes, interroger le matériau de l’image aussi bien dans ce qu’elle représente mais aussi dans ce qui la fait. Il s’installe en France tout en exposant ces travaux sonores et visuels régulièrement en Tunisie.
Dès sa formation à l’EAD, il favorise les travaux expérimentaux. En effet, le cinéma possède toute une partie expérimentale qui l’associe à l’art contemporain actuel dans le travail de l’image, de la lumière ou du montage. Dans son travail présenté lors de Dream City en 2007 il exprime son rapport à la ville, en expliquant : « La ville et plus particulièrement la capitale est un miroir. Un miroir reflétant d’importants changements au sein de notre société. Le théâtre d’un fourmillement continu de personnes. Des personnes très différentes les unes des autres et avec des possibilités infinies d’interactions entre elles… ». Mais peu à peu il s’éloigne du cinéma, cette industrie où l’économique joue un rôle de plus en plus important, où il faut suivre certains canons de production, des normes et où il est difficile de créer sous le format souhaité. Haythem va alors basculer vers le digital, le numérique. Il découvre une réelle communauté autour de ces nouvelles technologies avec des échanges, un véritable partage du savoir. En mettant à plat l’algorithme et la programmation associés à l’image mentale, il établit un rapport plus cognitif et esthétique comme si notre pensée pouvait être retranscrite avec toutes ces émotions dans l’univers digital. Mais tout cela est travaillé de manière instinctive en gardant toujours au fond de lui l’impression de dessiner ou de ressentir.
Dans cet univers complexe qu’il se construit, il se rend compte que l’artiste doit expliquer son travail, l’intellectualiser et en quelque sorte justifier sa démarche. Cela le conduit à analyser ce qu’il fait et donc à progresser. Il recherche une alchimie entre flux numérique et flux spirituel avec l’idée de lier science et réflexion autour du religieux, d’explorer une caractéristique de notre société post-moderne qui est le transhumanisme[4]. En effet dans cette quête incessante de progrès, Ies intelligences humaine et artificielle convergent vers une alchimie de l’art. Ainsi en cherchant à faire une société du tout numérique, la religion se trouve aussi touchée par cet aspect. Mais qu’en est-il alors du mysticisme[5] ? Quelles passerelles l’homme peut-il établir entre le digital et le spirituel ? Peut-on considérer le corps comme une machine, l’esprit comme un logiciel où les formes géométriques issues d’algorithmes ouvriraient vers une nouvelle forme de spiritualité ? Peut-on appliquer comme le fait le biomimétisme[6] le spirituel à la science et donc retranscrire le spirituel dans le numérique. Qu’en serait-il d’une spritualité que l’on pourrait voir ? Qui représenterait le cours de nos pensées, non pas comme l’on fait les surréalistes avec l’écriture automatique, mais en utilisant les moyens techniques pour donner naissance à des formes directement liées à nos pratiques spirituelles ?
Cette démarche qu’adopte Haythem Zakaria est absolument passionnante. Il ne cherche pas à retranscrire les dogmes en algorithme mais pose la question de la manière de représenter ce qui fait la religion au-delà des pratiques et des rites, c’est –à-dire la quête de ce qui n’est pas codifiable, palpable. Lors de l’exposition à la Boite en 2015 il présente trois pièces qui se font écho.
Tout d’abord une installation « Sans nom » composée de 99 morceaux de granit noir de hauteurs différentes. Comme un jeu de modélisation, chaque pièce représente une fréquence sonore associée à un des 99 noms donnés à Dieu. Selon un hadith : «Certes, Dieu a 99 noms, cent moins un. Quiconque les énumère entrera au Paradis; Il est sans alter-ego et récompense le fait de citer ces noms un à un » mais ces noms montrent que Dieu est un et plusieurs, le tout et l’unique. L’assemblage de ces 99 noms forme une Tour de Babel[7] soulignant que l’ensemble des 99 pièces irrégulières forme un tout qui ne distingue qu’Un.
Continuant le travail sur les chiffres une autre installation Dhikr présente 99 compteurs. Chaque compteur affiche un nombre qui correspond à l’addition des lettres de chaque nom de Dieu[8]. Cette science basée sur la numérologie est appelée Jafr et consiste à prévoir les événements futurs. La principale différence entre abjad et Jafr est que la première se réfère à ce qui a déjà eu lieu et la dernière à ce qui va probablement se passer dans le futur. Ainsi ces noms qui permettent une connaissance de Dieu dans sa toute-puissance optent pour un aspect plus mathématique, mettant en place des séries. En employant ainsi ces compteurs, l’artiste fait une référence directe à ce qui est essentielle dans l’existence humaine, le rapport au temps.
De nouveau spiritualité et science se frôlent. Le fait de compter qui est très présente dans les religions : heure, nombre de prière, les boules du chapelet que l’on égrène, se retrouve matérialisé et en quelque sorte re sacralisé en optant pour une lecture de l’œuvre à travers non pas le sujet qu’elle évoque mais sur notre rapport au temps.
Triptyque #3// Alif est un ensemble de lignes tracées à la main qui montre à première vue, un dessin en perspective qui pousse le détail où le mot devient trait, où le trait est le point et le début d’un tout. L’écriture est alors une partition où chaque ligne pourrait être un son qui s’inscrit dans l’espace. Cette œuvre plus que les deux autres fait appel à le rigueur, à un rythme imposé qui offre alors un nouvel espace.
Lors d’une exposition de groupe à la galerie Goodman en Afrique du sud en 2015, Haythem propose une sorte de première synthèse du travail effectué jusqu’alors : le cinéma par l’image, la notion d’espace, le rapport au processus digital en créant une forme nouvelle, une sorte de 3e entité, et pour souligner que son travail arrive à une étape de réalisation dans ses investigations, il nomme les œuvres : Anamnesis[9]. Le processus de création posé au départ est en partie réalisé. L’immatériel est matériel, le spirituel s’est matérialisé dans le numérique, un nouveau livre peut s’ouvrir.
Texte by: Elsa Despiney
Date: 2015
[1] L’ouvrage de Vassily Kandinsky (1866-1944) intitulé Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, présente les réflexions de l’artiste à partir de 1904 sur les effets physiologiques, psychologique et symboliques des couleurs mais aussi , et c’est cette première partie qui nous intéresse par rapport au travail de Haythem Zakaria, les moyens et les fins de l’art avec ses innovations artistiques et son esthétique non figurative mettant en avant une spiritualité chez l’artiste qui lui permet de créer dans une certaine démarche. (Folio essais, 1988).
[2] La Boite, initiative de Fatma Kilani : au sein de l’entreprise créer un espace d’art contemporain ouvert sur le lieu de travail.
[3] Arafat Sadallah est chercheur, philosophe et collabore à la plateforme Siwa, laboratoire artistique itinérant des mondes arabes contemporains.
[4] Transhumanisme : cette notion est apparue dans la seconde moitié du XXe siècle et se base sur l’idée que l’évolution humaine peut être contrôlée grâce aux sciences et techniques.
[5] La mystique ou le mysticisme est ce qui a trait aux mystères, aux choses cachées ou secrètes. Le terme relève principalement du domaine religieux, et sert à qualifier ou à désigner des expériences spirituelles de l’ordre du contact ou de la communication avec une réalité transcendante non discernable par le sens commun.
[6] Le biomimétisme consiste à faire de la recherche autrement, en s’inspirant du vivant pour tirer parti des solutions et inventions produites par la nature.
[7] « Tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l’orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s’y établirent. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu ! La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la face de la terre ». (Genèse, 11, La Bible de Jérusalem)
[8] Chaque lettre de l’alphabet arabe a une valeur numérique. Chaque lettre correspond à un chiffre. Un certain nombre de calculs appelés abjad peuvent être faits.
[9] En référence à anamnèse qui est une prière de messe qui suit la consécration.