Axis Mundi II
Axis Mundi est le lieu où ciel et terre se rejoignent, et où divin et mortel communiquent. Un espace à partir duquel s’organise le monde. Là où une communauté trouve sens et orientation, car c’est là où souvent elle peut percevoir et interpréter les signes de son destin, c’est-à-dire de son histoire. Les corps, en tant que corps sociaux existant les uns avec les autres, se déterminent ainsi en se fondant sur ce lieu. Tout corps est un rapport à l’espace, un mode d’habitation fondamental sur terre, et en tant que tel, rapport au destin historique et à ses signes. Et c’est pour cela que le corps dépasse souvent ses pulsions et mécanismes biologiques. Il n’est jamais seulement accaparé par ses « besoin vitaux », mais il est aménagement de son monde, il est voué à des lieux qui l’appellent vers sa transcendance, vers ses sacrifices, et vers ses dépenses sans retour. Le corps charnel et perceptif, sensible et érotique est toujours déplié dans son monde, consacrant et profanant des lieux déterminés. Ce n’est pas un corps physique existant dans un espace neutre et mathématisé. Le lieu sacré donne une détermination essentielle aux corps qui s’y rapportent, une détermination incalculable, car non échangeable et non substituable. Il oriente les sens et rassemble les gestes qui sont aux fondements de toute pensée et de toute croyance.
Mais quel est le sens d’un lieu sacré dans notre époque ? Quel est notre rapport au divin dans notre quotidien où la religion qui prévale est le capitalisme consumériste ? Que devient le corps, qui existait et se formait à travers les rituels et les fêtes, après la domination des valeurs marchandes ? Peut-on toujours parler d’un Axis Mundi à l’ère de la conquête et l’appropriation de l’espace ? Et que deviennent les lieux sacrés des différentes communautés et cultures quand le rationalisme occidental a dominé la planète avec ses repères orthonormés et sa géométrie quantique ?
Axis Mundi II fait partie d’une série de créations en cours où l’artiste Haythem Zakaria expérimente des chemins qui traversent les questionnements sur les rapports entre l’espace, le sacré, et notre histoire contemporaine.
Lors de sa résidence artistique à la ville d’El Jadida au Maroc en 2019, Haythem Zakaria a choisi de filmer l’enceinte de la citerne portugaise. C’est un lieu mythique et fascinant par son architecture ainsi que son histoire. Bâtie sous le château fort par les colons portugais au 16ème siècle pour servir de place d’armes, cette salle souterraine a été transformée en citerne d’eau afin de résister au siège des Marocains. Après le départ des Portugais, la citerne a été complétement délaissée jusqu’à sa redécouverte en 1916 par un commerçant. Depuis, elle est devenue un lieu qui attire les visiteurs et les objectifs des caméras (celle d’Orson Welles par exemple qui y a tourné quelques scènes de son film Othello).
Le plan est fixe. Les images appellent un regard méditant. Les visiteurs se succèdent. Ils passent et repassent devant l’œil écarquillé de la caméra. Ce sont des spectres captés dans leurs mouvements et pérégrinations. Les touristes, qui sont les pèlerins des temps modernes, découvrent les lieux et, fascinés comme les papillons de nuit par le puit de lumières, circumambulent dans l’espace et accomplissent les rituels de la nouvelle religion capitaliste. Des couples qui profitent de l’atmosphère d’alcôve pour serrer leur intimité. Des enfants du quartier qui viennent, lors de ces journées du patrimoine où l’entrée est gratuite, marquer leur territoire souterrain tout en posant spontanément devant la caméra. Les voix et les échos montent puis redescendent pour imposer une structure narrative. Et le rythme découvre dans son battement les génies du lieu et la vie qui s’y déploie.
La contrainte que pose la vidéo au niveau du plan ouvre un espace-temps phénoménal où apparait le lieu dans sa vie. C’est une forme de conjuration qui fait apparaitre notre condition contemporaine. Une citerne qui devient un lieu touristique : lieu cultuel du capitalisme contemporain, là où les dieux sont absents (ou inclus eux aussi dans le processus de culpabilisation généralisée, comme le suggérait Walter Banjamin), et les regards sont déterminés d’abord par les points de vue des caméras avant les yeux. C’est un espace sacré, mais où la sacralité n’apparait que par sa privation, d’où, peut-être, la rature sur le titre Axis Mundi. Et là où la sacralisation est empêchée, la profanation n’est pas possible non plus. La citerne portugaise est un espace utilisé, usé, de manière très contemporaine et technique, afin de « produire des sensations », un espace fait pour le spectacle du sacré et du mystère. Et c’est dans ce sens qu’il nous est très contemporain.
Et pourtant ! L’image qui s’attarde, et qui essaye de ne rien raconter « au sujet de » la citerne, mais qui donne le temps au lieu pour apparaitre de lui-même révèle aussi autre chose. Elle donne à voir la constitution des corps contemporains : la manière dont nous habitons notre monde, en tant que sujets capitalistes (consommateurs ou producteurs), mais aussi en tant que projets de sortie de ce système. Elle nous place à distance respectueuse qui empêche toute capture utilitaire ou consommatrice, nous forçant à penser en regardant. Elle nous révèle que notre corps n’est pas à la limite de notre épiderme, mais que nous « existons notre corps » dans notre manière de nous rapporter aux lieux que nous habitons. Le corps n’est ni matière ni substance : c’est un mode de rapport au monde et aux autres. Il est capable de perception, de sensation, de plaisir, et de douleur… parce qu’il habite des lieux qui lui parlent et auxquels il correspond.
Axis Mundi II nous donne une idée sur cette correspondance qui fait de nous des êtres historiques. Elle révèle la persistance du ciel même au fond de la terre. C’est-à-dire qu’elle révèle l’insistance de l’histoire et l’appel d’un passé à nous projeter vers l’avenir, et ainsi faire corps avec notre monde.
Arafat Sadallah